• Chapitre 6 (partie 2)

        Arcane entra dans la chambre sans frapper, comme à son habitude. La première chose qui lui sauta aux yeux fut les rideaux bleus roi qui ornaient le lit de l’Auguste. Lourds et vieux, ils se mariaient royalement aux coussins qui parcouraient le fauteuil de lecture, au coin de la pièce. Des tapisseries aux couleurs ternies étaient pendues aux murs, représentant des animaux de toutes sortes tandis que des gravures de scènes historiques Ametiennes défilaient sur les murs de la chambre. Il y avait plusieurs représentations de l’Entité disposée un peu partout. Des statues, des toiles, et même des mosaïques à certains endroits. Le plafond, abîmé par le temps, avait dû être peint il y a quelques siècles, mais aujourd’hui seules quelques teintes pâles persistaient dans les coins. La pierre utilisée pour les murs et le sol était différente du reste du bâtiment, elle était lisse et claire, et magnifiquement décorée. Le détail dans les dessins et les incrustations était extraordinaire. Il y avait tant à voir qu’on ne savait pas où poser le regard. Arcane fit quelques pas dans la pièce et referma la lourde porte en bois derrière elle.

        Sa mère se tourna vers elle à son approche et l’observa attentivement de haut en bas. Sans un mot, elle lui intima de tourner sur elle-même. La jeune fille s’exécuta sans le moindre enthousiasme, poussant au passage un long soupir d’exaspération. Afin de fêter le début de l’été, une célébration était tenue chaque année à la même période, et exigeait une tenue toute particulière. Sa mère avait voulu vérifier celle de sa fille avant que celle-ci ne rejoigne les autres dans les jardins de la Curiosité.

        Cette année l’accoutrement avait été créé par un des meilleurs Mécène de ces dernières décennies, un jeune homme qui avait passé sa Contemplation il y a seulement deux ans, et qui avait été accepté comme couturier officiel de l’Ordre. Un privilège immense pour un homme aussi jeune. L’habit était seyant, moulant, aux couleurs sombres et d’une simplicité qu’Arcane appréciait tout particulièrement. Pas de froufrous, pas de coiffure extravagante, pas de bijoux par milliers. Une simple robe bleue nuit ornée de perles argentées disposée çà et là, et un voile léger voletant dans le dos, aux couleurs de la lune. Une tenue simple et sobre comme on en voyait rarement dans l’Ordre.

        L’Auguste hocha enfin de la tête, signe qu’elle était satisfaite de l’apparence de sa fille. Arcane, s’observant dans le miroir, ne partageait pas ce sentiment. Certes, la tenue était élégante, mais son corps mince et sans formes donnait l’impression d’un chiffon sur une brindille. Sa mère sembla remarquer son désarroi et vint faire quelques réajustements de dernière minute. Tandis qu’elle travaillait le drapé des hanches et des épaules de sa fille, elle rompit soudainement le silence.

    « Arcane, je n’avais aucune idée de ce qu’elle allaient te demander d’accomplir. Je suis désolée. »

        Arcane fut complètement prise au dépourvu. Elle ne s’attendait pas à parler des Maîtres et de la mission qui lui avait été confiée en venant ici. De plus, sa mère n’était habituellement pas du genre à s’excuser. Elle la laissa poursuivre en silence.

    « Aider le Prince à trouver son Totem… Un Profane ! Et pourquoi pas rendre la vue à un aveugle ? »

        Sa voix s’était brisée à la fin de cette dernière phrase. La colère défigurait son visage de poupée, mais elle restait concentrée sur son ouvrage, relevant la robe à certains endroits, la resserrant à d’autres. Arcane voulut poser une main rassurante sur elle, mais sa mère avait déjà fini et s’éloignait pour constater le résultat. Il sembla lui convenir, car son visage se détendit légèrement. Elle s’assit ensuite à sa coiffeuse pour s’occuper de sa propre tenue, tandis qu’Arcane admirait le résultat. Cette dernière prit la parole au bout de quelques minutes.

    « Comment suis-je sensée m’y prendre ? »

    « Comme les Maîtres te l’ont dit, tu auras accès à tous les manuscrits de l’Ordre. Y compris ceux des archives. Je pense que tu devrais commencer par là. »

    « Y a-t-il des livres sur la manière de trouver son Totem sans Initiation ? Sans Contemplation ? »

        L’Auguste fronça les sourcils.

    « Je ne sais pas ce que tu y trouveras. Je compte sur toi pour choisir la bonne solution. »

    « D’accord. » répondit distraitement Arcane.

        Elle réfléchissait déjà à la manière de s’y prendre, peut-être pourrait-elle trouver une solution dans les archives des Maîtres. Il existait sûrement des moyens peu conventionnels qui pourraient marcher.

    « Arcane. »

        L’intéressée releva la tête. Sa mère avait sorti son peigne de la coiffeuse et la fixait dans le miroir à présent.

    « Arcane, j’espère que tu comprends que tu dois faire ça dans les règles. Aucune ruse, aucune triche ne sera tolérée par les Maîtres, elles prendront soin de vérifier que tu as bien suivi les principes de l’Ordre. »

        Elle hocha lentement de la tête en guise de réponse. Cela compliquait encore plus les choses ! Il allait vraiment lui falloir un miracle pour réussir. Elle commença à se ronger les ongles alors que sa mère commençait son traditionnel coiffage.

        Sa principale difficulté était le fait qu’elle-même n’avait pas passé sa Contemplation. Elle ne connaissait rien de la manière conventionnelle de trouver son Totem, puisqu’on lui refusait.

        Elle releva la tête et observa sa mère qui se peignait difficilement dans le miroir. Celle-ci s’arrêta un instant pour fermer les yeux, elle sembla se concentrer un instant, puis les rouvrit. Au sommet de son crâne, deux bosses marron apparurent. D’abord petites, elles se mirent à grossir puis à pousser comme des plantes, se séparant à divers endroits, toujours en restant symétriques l’une par rapport à l’autre. En quelques secondes, elles devinrent deux majestueux bois de cerf ornant gracieusement la tête de l’Auguste. Celle-ci y pendit des mèches entières de cheveux et entreprit de tresser le reste.

    « Que se passe-t-il après le discours de Contemplation ? Une fois qu’ils quittent la salle, où vont les Initiés ? » demanda Arcane.

        L’Auguste, bataillant avec sa longue crinière blonde, s’arrêta un moment, ouvrit la bouche pour parler, puis se ravisa. Elle eut un regard désolé, mais ne répondit rien.

        Bien sûr qu’elle ne pouvait rien dire. C’était un moment sacré dont personne ne pouvait parler. Personne, pas même l’Auguste. Pas même pour aider sa fille.

        Arcane tenta une autre question.

    « Pourquoi moi ? Pourquoi les Maîtres ne le font-elles pas elles-mêmes si c’est aussi important ? »

    « C’est bien plus complexe que ça, Arcane. »

        Elle marqua une pause.

    « Tu dois comprendre que l’Ordre n’est plus ce qu’il était. Nous perdons en pouvoir, nous perdons en influence, et bientôt Ametis ne croira plus en nous. Nous ne serons plus que cette vieille croyance dont les vieux fous parlent en riant au coin du feu. L’Ordre ne sera plus qu’un souvenir, et Ametis sera peuplée de Profanes et d’Hybrides. L’Entité sera oubliée, tous ses préceptes, tout son amour, et tout ce qu’elle nous a légué. »

        La jeune fille avait les yeux écarquillés par l’horreur. Elle voulut demander quel était le rapport avec le Prince Alunir, mais sa mère continua avant qu’elle ne puisse formuler la moindre question.

    « Nous ne pouvons pas permettre à un Profane de monter sur le trône et de diriger Ametis. Le Prince doit trouver sa voie jusqu’à la Grande Mère. De gré ou de force. »

        Elle marqua une pause, puis leva les yeux vers sa fille.

    « Tu dois faire du Prince notre allié, Arcane. S’il ne l’est pas avant de monter sur le trône, nous sommes tous perdus. »

        Ceci sembla clore la conversation, car elle se leva, admira sa coiffure parée de perles blanches et argents, et fit signe à sa fille de descendre aux jardins avec elle.

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