•    D’après le petit garçon, les spectres apparaissaient tout le temps au pied de la statue qui se tenait sur la place du village, toujours à la même heure. Les habitants du village avaient disposé à cet endroit précis leurs récoltes et quelques objets de valeur. Le tout était encerclé par une couronne de fleurs fraîches que la doyenne avait tressée plus tôt dans la soirée.
       L’étonnant autel d’offrandes avait été délicatement déposé sur la stèle de la statue, qui brandissait fièrement sa serpe vers le ciel étoilé. Quelques bougies avaient été disposées tout autour, baignant la scène dans leur douce lueur dansante.
       Le village était désert, tous les habitants étaient rentrés se terrer dans leur maison. On n'entendait plus un bruit. Ni les cris des enfants, ni les aboiements du chien, ni même le gloussement des poules endormies. Seul une brise mordante venait caresser les quelques touffes d'herbes et faire vibrer les flammes des bougies.
       Tapis dans l’ombre de l’étable, Lawrence et Melvil attendaient depuis une dizaine de minutes accroupis, les yeux rivés sur la petite place au centre du village. Pressés l'un contre l'autre, le souffle court au fur et à mesure que les secondes s'écoulaient, Melvil jetait de vifs coups d'oeil au cadran lunaire. Plusieurs fois il avait averti Lawrence que les spectres n'aimeraient pas qu'on les épie. Ils risquaient de se mettre en colère et de brûler une maison, ça aussi il lui avait répété mille fois, mais le pantin n'avait pas l'air très inquiet. « On aura qu'à rester cacher, ils ne nous verront pas. Et s'ils ne nous voient pas, ils ne se mettront pas en colère. » avait-il expliqué simplement.
       Mais le petit garçon restait perplexe face à cet argument.
       C'était des spectres, ils voyaient tout, entendaient tout. Il n'avait aucune envie de les provoquer.
       Alors que Melvil allait pousser un soupir bruyant pour exprimer son mécontentement, un grésillement se fit entendre. Un bruit très strident lui suivit, puis plus rien. Ils scrutèrent la petite place, mais au premier abord rien n'avait l'air anormal. Rien sauf six petites billes blanches qui les observaient.
       Des yeux.
       Trois paires d'yeux qui les dévisageaient, flottants près des offrandes de la petite place. Puis des ombres se matérialisèrent autour d'elles, des silhouettes humaines, immobiles masses noires dans la nuit. Elles restèrent ainsi, observant les deux garçons, pendant un long moment. Melvil et Lawrence n'osèrent pas bouger d'un pouce, comme pétrifiés.
       Une minute s'écoula, une minute qui sembla durer une éternité. Au bout d'une minute, un nouveau grésillement se fit entendre, suivi par une détonation assourdissante, une explosion qui fit voler la terre et les cultures, à peine à cinq mètres de Lawrence et Melvil. Le pantin, en une ultime seconde, enveloppa le jeune garçon de son corps pour le protéger des projections. Un des poteaux de l'enclos aux vaches aurait heurté la tête du petit humain si Law n'avait pas été sur sa trajectoire. Au lieu de ça il rebondit simplement avec un bruit creux sur le dos en bois du pantin. Une fois tous les débris tombés à terre, il se retourna pour faire face aux trois ombres.
    « Offrez. Offrez et vous serez épargnés. »

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  •    Les trois voix avaient parlé dans un parfait ensemble. Une seule voix glaciale qui ne leur laissait aucun choix. Melvil, terrorisé, commença à chercher dans ses poches quelque chose à offrir. Il retira d'une main tremblante la petite marionnette du chevalier romain de sa poche et commença à se diriger vers la petite place en retenant des sanglots. A peine eut-il fait quelques pas que Lawrence l'arrêta de son bras en agrippant son vêtement. Les trois ombres reprirent en cœur :
    « Offrez et vous serez épargnés. »
       Lawrence ne bougea pas d'un pouce, tenant toujours fermement le petit humain par le col, et défiant les spectres d'un regard dur.
    « Vous serez épargnés. » répétèrent t-elles.
       Lawrence lâcha le garçon et se dirigea vers la petite place d'un pas lent mais confiant.
       Les trois spectres le suivirent du regard, sans bouger. Six yeux creux toujours fixés sur lui, six grands ronds blancs lumineux au milieu de la nuit. Entourés par des silhouettes inquiétantes aux contours flous. Ils semblaient humanoïdes, bien que leur voix indiquaient tout à fait le contraire. Ils semblaient de stature assez imposante, des épaules très larges, et ce qui semblait être une combinaison de métal moulante qui mettait leurs muscles en relief. Un accoutrement bien étrange que ni Melvil ni Law n'avait jamais vu auparavant. Ils étaient tous les trois recouverts d'une végétation dense, grasse, et dégoulinante d'une eau noire. De chaque ombre ressortaient ces deux cercles de lumière, perdus au milieu d'une masse d'algues sombres et inquiétantes.
    « Offrez. »
       Les spectres n'avaient pas élevé la voix, ils avaient simplement répété leur ordre avec le même ton imperturbable qu'avant.
       Loin de prendre en compte leurs menaces, Lawrence entreprit de faire quelques pas sur la droite, tout en continuant à s'approcher d'eux.
    « Vous n'avez pas l'air très vivaces », constata t-il. « Qu'est-ce que vous comptez me faire, si je n'obéis pas ? »
       Un silence s'en suivit. Silence durant lequel Lawrence continua de s'approcher lentement, pas à pas. Il s'arrêta de bouger brusquement lorsque de toutes petites voix s'échappèrent des trois fantômes. Les voix criaient mais semblaient extrêmement loin, comme si ceux à qui elles appartenaient étaient minuscules.
    « Donne-le moi ! Aller, donne ! »
    « Non arrête, tu vas tout faire-... ! »
       Le silence retomba. Les ombres dévisageaient toujours Lawrence, comme si rien ne s'était passé. Une nouvelle détonation survint et une nouvelle portion de terre explosa à quelques mètres, comme un avertissement muet.
       Lawrence, après hésitation, s'approcha encore de quelques pas. Il tendit le bras avec prudence. Lorsqu'il fut assez près, son bras traversa l'un des trois spectres. Comme à travers un nuage de fumée. Il voyait son bras plonger dans le noir de l'ombre, et par transparence il pouvait l’apercevoir ressortir de l'autre côté. Les ombres ne réagirent pas.
    « Alors ? » Demanda t-il simplement.
       Pour toute réponse, un nouveau grésillement se fit entendre au bout de quelques secondes, puis le même bruit strident retentit comme lors de leur arrivée, puis les trois ombres s'évanouirent dans la nuit sans plus un mot. Comme un brouillard chassé par le vent.
       Lawrence et Melvil restèrent immobiles au milieu de la place.
       Seuls.

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  •  « Malheureux ! Qu'avez-vous fait ? »
    « Nous sommes condamnés à présent ! »
       Lawrence se faisait assaillir de toutes parts par les habitants du village. Ils le blâmaient tous d'avoir provoqué les esprits. Il avait beau ouvrir la bouche pour s'expliquer, on le coupait immédiatement pour l'accabler. Même Melvil n'arrivait pas à placer le moindre mot, la foule des habitants encerclait tellement Lawrence qu'il se trouvait à une dizaine de mètres, bataillant pour le rejoindre au centre de la cohue.
    « Laissez-le ! Laissez-le, il cherchait à aider ! »
       Personne ne l'entendit, personne ne l'écouta. Au bout de quelques minutes, Lawrence, exaspéré, tenta de se frayer un chemin vers la sortie du village. Une fois qu'il l'eut passé, les villageois le laissèrent s'en aller sans chercher à le retenir. Le brouhaha s'était calmé, et une dernière phrase fusa dans son dos :
    « On accueille des étrangers et voilà comment on est remerciés ! »
       Le pantin voyait Melvil au loin, sa mère le tenait fermement contre elle, et l'empêchait de partir à sa suite.
       Lawrence ne partit pas bien loin. A vrai dire, il s'arrêta à une trentaine de mètres du village, près d'un gros arbre, et s'assit à son pied. Il chassa la colère et la déception des habitants de son esprit, et se concentra sur les événements dont il avait été témoin.
    « Pourquoi n'ont-ils pas bougé ? Pourquoi n'ont-ils pas prit les offrandes à leurs pieds avant de partir ? Pourquoi ne nous ont-ils pas tués, puisque nous n'obéissions pas ? Ils nous ont attaqué quand ils nous ont vu, puis une autre fois quand j'ai essayé de les approcher. Pourquoi ? »
    « Peut-être ne sont-ils pas si méchants ? » Melvil n'était qu'à quelques pas, il arrivait tranquillement dans sa direction. De toute évidence il avait réussi à s'extirper de la surveillance de sa mère, et il était venu le rejoindre dès que possible.
    « Non, je ne pense pas que ce soit ça », répondit Lawrence avec un large sourire, ravi de voir son jeune ami humain arriver avec les yeux remplis de malice. « Des esprits qui pillent toutes les réserves et provisions d'un village entier ne font pas preuve de pitié. »
    « Pourtant ils auraient pu nous faire exploser sur place. Je pense pas qu'ils visaient les vaches. »
       Lawrence ne répondit pas à cette dernière affirmation. Tout cela le laissait perplexe. Lui et Melvil convinrent qu'ils se rejoindraient la nuit suivante et retourneraient voir les trois spectres. Ils se séparèrent, Melvil retournant au village, et Lawrence vers la forêt pour y passer la nuit.
       Puisqu'il avait du temps il se rendrait à la cabane où il avait rencontré le jeune homme, plus tôt dans la journée. La balade l'aiderait à réfléchir, et ça lui éviterait de rester au pied de son arbre à tourner en rond toute la journée.

     

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