•    Arcane finit sa coupe et la posa sur la petite table d'un bruit sec. Elle prit le temps d'apprécier cette dernière gorgée et tous les parfums enivrants qui passaient sur sa langue et son palais. La Varhrosie lui brûla la gorge en passant mais elle n'en tint pas compte tant le goût était plaisant. Un Mécène vint débarrasser son verre, tandis qu'un autre s'approcha d'elle en s'inclinant très bas.

    « Mademoiselle, la Consécration a déjà commencé. Votre mère vous attend. »

       La jeune fille le congédia d'un geste de la main. Elle prit une grande inspiration puis franchit la porte qui menait dans la cour. Celle-ci avait été décorée avec des flambeaux, des tissus bleus ainsi que des fleurs assorties. Le soleil s'était déjà couché depuis plus d'une heure, et à présent, seule la lumière des flammes éclairait les visages autours d'elle. Plusieurs grandes tables, toutes garnies de nourriture et de boissons, avaient été disposées ici et là, sur le sol de pierre. Elles étaient recouvertes de larges nappes blanches, et d'après l'état de celle-ci, la plupart des personnes conviées n'avaient pas attendu son arrivée pour commencer à se servir. Elle balada son regard sur toutes les têtes. Devant elle, dispersés dans la cour se tenait la totalité des Maîtres en grande tenue de cérémonie, ainsi que les nouveaux Mécènes fraîchement sortis de leur Initiation. Quelques serveurs zigzaguaient dans la foule avec des plateaux fournis de nourriture, tandis que d'autres servaient les boissons, carafe à la main. En plus de cette cohue festoyante, quelques gardes étaient postés sur le chemin de ronde, surveillant prudemment les alentours. Plus loin, les jeunes Initiés des années inférieures participaient à la fête sans trop s'approcher. Il était dans la coutume que les nouveaux Mécènes soient au centre de l'attention et qu'ils ne se mélangent pas avec les plus jeunes.

       Sa mère, elle, était assise sur son siège d'Auguste, surplombant de quelques marches l'ensemble de la fête. Elle sirotait sa coupe en observant la scène qui avait été disposée devant elle, à quelques mètre de son trône. Quelques Mécènes y jouaient solennellement une ancienne musique Ametienne. Arcane vint la rejoindre en prenant soin de ne pas faire traîner sa robe noire sur le sol poussiéreux. Elle se positionna debout près du grand siège et on vint lui servir un verre. Sa mère s'adressa à elle sans la regarder.

    « Goûte, c'est d'une délicatesse extraordinaire. Cette Varhosie a été faite ici-même, à l'Ordre, derrière les Jardins de la Curiosité. Les Mécènes qui la cultivent l'ont faite sur-mesure pour moi. »

       La goût était effectivement très surprenant, des notes de pruneau et d'amande étaient très présentes dans le breuvage et donnaient au tout une harmonie et un équilibre qu'Arcane apprécia tout particulièrement. Alors qu'elle se faisait servir un autre verre, une voix sucrée s'éleva derrière elle.

    « A ta santé, Arcane. » lui adressa la Reine avec un sourire charmant et les joues roses d'ivresse.

       Arcane descendit les marches et vint trinquer avec elle et le Roi, sa mère sur les talons. Tous se firent des embrassades chaleureuses et échangèrent quelques banalités tandis que quelques mètres plus loin, le Prince approchait à son tour. Il avait revêtu un uniforme des plus élégants, un uniforme vert très seyant qui cintrait sa taille à merveille. Quelques coutures blanches parcourait son torse et ses épaulettes en de somptueux dessins rappelant le bois nu des arbres en plein automne.
    Il s'approcha du petit groupe et salua d'une courbette la jeune Initiée, sans le moindre sourire. L'Auguste fit un pas vers lui, un demi-sourire aux lèvres.

    « Prince Alunir, quel plaisir de vous voir. J'espère que notre petit malentendu de l'autre jour est oublié, et que nous pourront passer une agréable soirée en votre compagnie. »

       Elle tendit sa main vers lui, paume vers le bas. Le Prince crispa la mâchoire presque imperceptiblement. Il la prit par le poignet et baisa sa main avec un regard mauvais.

    « Naturellement. » répondit-il tout bas.

       Avant que le silence ne devienne trop oppressant, la Reine prit joyeusement la parole, ainsi que les épaules des deux adolescents.

    « Alors, Elaphe et moi on en a beaucoup parlé, cette année on aimerait beaucoup vous voir danser ensemble, vous deux ! »

       Elle n'obtint aucune réponse, simplement un regard d'incompréhension et de dégoût de la part de ses interlocuteurs.

    « Pour marquer cette unité si forte qu'il y a entre la famille Royale et l'Ordre ! »

       Toujours aucune réponse.

    « Pour que les gens se décident finalement à danser … ? » tenta t-elle.

       Rien.

    « Allons, allons… Pour nous faire plaisir ? »

       Devant les regards incrédules des deux jeunes gens, elle lâcha leurs épaules et fit un pas en arrière, l'air contrarié. L'Auguste s'avança vers eux.

    « Dansez ensemble. C'est un Ordre. »

       Sans plus réfléchir, Arcane prit la main du Prince et l'entraîna au milieu de la foule, devant la scène où se produisait les musiciens. Ceux-ci, en les voyant, changèrent soudain d'air et commencèrent à jouer une valse lente. Arcane posa une main maladroite sur l'épaule d'Alunir sans vraiment lui demander son avis. Celui-ci parut surpris, mais se mis en position et commença doucement à la guider.

       La foule autour d'eux leur avait laissé la place, tous les regard étaient tournés dans leur direction. Arcane se dit que cela aurait pu être une danse digne d'un conte de fée si sa robe arrêtait de s'emmêler autour de ses chevilles, si elle n'avait pas aussi mal aux pieds, et si son cavalier n'était pas un abruti ingrat et stupide. Elle n'avait qu'une hâte, c'était d'en finir. De plus, la tête lui tournait de plus en plus, et ses jambes commençaient déjà à fatiguer à force d'être sans arrêt sur la pointe des pieds. Mais ce n'était que le début de la chanson. Sa mère ne serait pas satisfaite tant qu'ils n'auraient pas fait une danse complète ensemble. Elle serra les dents.

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  • « Décrispe toi, tu me fais mal. » souffla le Prince.

       Elle faillit sursauter à cette phrase, elle était tellement concentré sur la danse qu'elle ne s'était pas rendu compte que ses doigts s'enfonçaient dans la peau de son cavalier comme des serres de rapace. Elle tenta de se détendre et jeta un œil au Prince. Loin de croiser son regard, il fixait un point très loin derrière elle. Arcane se dit qu’il fallait briser la glace, elle devait trouver quelque chose à dire, n’importe quoi, tant que cela occupait son esprit et lui permettait d’oublier ses pieds endoloris. Alors qu’elle cherchait quelque chose d’intéressant à dire, le Prince prit la parole.

    « Où est le reste des Initiés ? Il manque au moins cinq personnes. »

    « Ils sont certainement dans les dortoirs. » répondit-elle, soulagée de constater qu’il souhaitait également passer le temps en parlant. « Ils ont sans doute échoué à trouver leur Totem, et se cachent pendant la fête. »

       Le Prince hocha lentement de la tête, comme s’il prenait soin d’assimiler l’information.

    « Au moins, » continua Arcane « ils ont pu tenter leur chance. Moi je n’ai même pas le droit de passer ma Contemplation. »

       Il fronça les sourcils, mais ne répondit rien.

    « Peut-être que j’échouerais, mais c’est peu probable... En tout cas on ne pourra pas savoir tant que je n’essaye pas... »

       Elle le regarda dans les yeux avec insistance, tentant tant bien que mal de lui faire comprendre où elle voulait en venir.

    « Mais pour que les Maîtres me laisse passer ma Contemplation, il faut qu-... »

    « Il faut que je trouve mon Totem d’abord. » coupa sèchement le Prince. « Oui, j’avais bien compris. »

       Tous deux se turent pendant un moment, songeurs. Arcane ne savait pas quoi répondre. A présent elle était certaine qu’il savait que son manque de coopération lui barrait la route pour devenir Auguste. Il ne pouvait pas être égoïste à ce point, il changerait bien d’avis à un moment ou un autre.

    « Que devrais-je faire pour trouver mon Totem ? Vivre selon les principes archaïques de l’Ordre ? »

    « Je ne pense pas que ce soit nécessaire » répondit la jeune fille, surprise qu’il pose la question. « Les Maîtres ont juste demandé à ce que vous ayez un Totem avant de monter sur le trône. »

       Il laissa échapper un petit rire mauvais.

    « Je n’ai aucune envie de contenter les Maîtres. » lâcha-t-il sèchement.

       La musique ralentit, et leur pas suivirent. Toujours tournoyants devant la scène, quelques couples les avaient rejoint et se calaient sur leur rythme.

    « Je dois faire des recherches sur la question, mais j’aurai besoin de votre aide... Si vous refusez de coopérer je ne pourrai pas vous aider. »

    « Je ne souhaite pas ton aide. Trouver mon Totem ne m’intéresse pas.

       Cette dernière phrase percuta l’Initiée comme un boulet de canon. Elle s’éloigna de son cavalier et le dévisagea comme s’il venait de dire la pire des grossièretés. Devant le regard soucieux de sa mère, il tendit les mains vers la jeune fille pour reprendre la danse, mais elle resta pétrifiée.

    « Vous êtes le Prince. Notre futur roi. Vous ne pouvez pas régner en Profane, c’est interdit. »

    « Par qui ? » il baissa les mains et son visage se raidit. « L’Ordre n’a aucun pouvoir, aucun droit sur ma personne. Il n’est écrit nul part qu’un Roi doit avoir un Totem. Ce sont les règles de l’Ordre, pas les lois d’Ametis. »

       Alors que les deux jeunes gens se regardaient furieusement, comme s’ils étaient prêts à se bondir dessus comme des bêtes, la Reine les rejoignit précipitamment sur la piste de danse. Alors même qu’elle allait s’enquérir du problème, Arcane leva grossièrement sa main vers elle, lui intimant le silence. Elle s’empara du bras du Prince et l’emmena à l’écart, laissant la souveraine dépitée et seule au milieu de la foule dansante.

       Alors qu’ils atteignaient l’autre extrémité de la cour, le Prince libéra son bras. La jeune fille ne lui laissa pas le temps de s’indigner.

    « Vous ne comprenez donc rien à ce qu’il se passe ! Vous ne pensez qu’à vous. Si vous refusez de m’aider, je resterai une Initiée toute ma vie. Est-ce que vous vous rendez compte du déshonneur que cela apporterait à ma famille ? Ma sœur nous a quitté sans explication, délaissant l’Ordre, délaissant ses responsabilités, notre mère, et me délaissant moi ! Aujourd’hui je suis celle qui doit porter ce fardeau, c’est à moi que revient la tâche de devenir Auguste. Et je compte bien rétablir l’honneur de ma famille et rendre ma mère fière de sa seconde fille ! Je ne serai pas une autre déception à ses yeux, jamais. Je lui succéderai, quoi qu’il en coûte. Et je ne vais pas laisser un petit égoïste comme vous ruiner cela ! »

       Le Prince ne répondit rien. Il semblait sidéré par ce discours. La surprise d’une telle dévotion se mélangeait à sa stupéfaction de se faire insulter aussi brusquement. Son visage se radoucit et Arcane se dit qu’elle touchait presque au but. Sa petite tirade avait fait son effet, à présent il ne restait plus qu’à lui exposer ce qu’il pouvait gagner de ce petit accord. Elle baissa les yeux et le ton, et expliqua d’une voix calme.

    « Je comprends bien que vous ne portez aucune estime à moi et mes semblables. Vous n’aimez pas l’Ordre, vous pensez que notre fonctionnement et nos idées sont archaïques. Mais nous sommes des gens bons, croyez-moi. Nous ne demandons qu’à évoluer et devenir meilleurs. L’Ordre et la Royauté ont toujours coopéré pour veiller sur Ametis et ses citoyens. Aujourd’hui peut-être qu’il serait temps de s’allier pour de vrai, de s’entraider et d’amener la ville vers un avenir meilleur ensemble. Je pense réellement qu’une telle union est possible. Je la souhaite, et je suis certaine qu’elle serait bénéfique pour la famille Royale comme pour l’Ordre. Si je deviens Auguste, nous pourrions changer cela. Je pourrais être celle qui ramènerais à l’Ordre sa gloire d’antan. »

       Elle releva les yeux vers le Prince, il l’écoutait attentivement. Ses lèvres étaient pincées mais son regard criait clairement son approbation.

    « Pour cela, j’ai besoin de votre aide. »

       Toujours silencieux, Alunir prit gentiment son bras et lui indiqua d’un geste de la tête la fête qui continuait sans eux.

    « Et si on finissait notre danse ? »

       Elle acquiesça avec un sourire, et le suivit gaiement, trop heureuse de l’effet de son petit coup de théâtre. Il faudrait qu’elle réutilise cela, à l’occasion.

       Tous deux se remirent en piste et tournoyèrent ensemble sur le rythme plus soutenu de cette nouvelle valse. Cette danse parut moins ennuyeuse, et Arcane se prit même à rire devant les mines stupéfaites de leurs deux mères. Lorsque la musique s’arrêta, elle et le Prince se saluèrent respectueusement, et chacun retourna voir ses parents respectifs.

       L’Auguste la sermonna gravement sur l’attitude qu’elle avait eut avec la Reine un peu plus tôt, et la jeune fille alla aussitôt présenter ses plus plates excuses.

       Alors que la fête battait son plein, que la Varhosie coulait à flot et que la foule mangeait à n’en plus pouvoir, la musique s’arrêta progressivement. Les Mécènes laissèrent la place sur scène à l’Auguste, qui s’adressa éloquemment à l’assemblée qui lui faisait face. Tous les regards rivés sur elle, sa voix s’éleva dans la cour.

    « J’espère sincèrement que votre soirée est aussi plaisante que la mienne. Nous célébrons cette nuit l’élévation de nos chers Initiés au rang de Mécènes, félicitations à vous tous. » Ses applaudissements furent rapidement accompagnés par ceux de la foule. « A présent, le moment que vous attendez tous: nos nouveaux Mécènes vont monter sur scène un à un et vous présenter leur Totem ! »

       Une vague d’applaudissements enjoués suivit sa tirade, et elle regagna son siège au pied duquel la foule d’invités s’était réunie. Au bas de la scène, une vingtaine de jeunes gens anxieux se rejoignirent et se postèrent les uns derrière les autres. Un Maître monta les quelques marches et se posta au coin de l’estrade avec un manuscrit et une plume. Elle appela le premier nom.

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  • « Altar Palasis. »

       Le jeune homme s’avança et ôta son écharpe devant le publique silencieux. Une musique plus rythmée commença au bas de la scène, les Mécènes avaient repris leurs instruments et jouaient à présent au rythme du garçon, de manière à accompagner sa prestation. Celui-ci retira adroitement sa veste de costume, et la posa à ses pieds. Quelques exclamations de stupeur se firent entendre dans le publique devant le jeune Mécène qu’il était à présent les bras et le cou nus. Sans se préoccuper de son manque de pudeur, il commença à tourner sur lui même, ondulant des bras et du torse au rythme de la musique. Au début, Arcane ne vit rien de particulier dans ce spectacle dénudé, mais alors qu’il entamait un nouveau tour sur lui-même, un éclat de lumière sembla se refléter sur sa peau. La foule eut une exclamation de surprise, et la jeune fille plissa les yeux pour mieux voir. Un nouveau scintillement parsema la peau du garçon, tandis que sa peau se fissura comme de la terre sèche, son teint devint sombre avec des tâches jaunes et vertes. Les cercles qui recouvraient ses bras et son visage se firent plus distincts et à présent on pouvait deviner que sa peau s’était changée en écailles. Elles paraissaient aussi dure que du bois, pourtant il continuait à onduler comme s’il n’était recouvert que de soie. Il cessa finalement de bouger, et tout le monde put admirer sa peau couverte de plaques osseuses. Alors que la foule pensait que la prestation était terminée, il ouvrit les yeux devenus jaunes pour découvrir ses pupilles sombres en fentes verticales. Il resta immobile un moment, contemplant le public comme un prédateur devant sa proie. Et soudain, alors que les musiciens firent sursauter l’assemblée avec une détonation terrifiante, il se jeta à terre et ouvrit une gueule gigantesque, remplie de crocs acérés. Ses bras et ses jambes s’étaient transformés en pattes courtes et griffues, et derrière lui une longue queue reptilienne se balança férocement. Un tonnerre d’applaudissement s’éleva devant lui, tandis qui se redressait et reprenait sa forme originelle. Il se rhabilla maladroitement, les joues rouges d’embarras et salua plusieurs fois l’audience avant de se retirer.

       Dans le coin de la scène, le Maître agita sa plume sur son registre et inscrivit le nom du garçon et la nature de son Totem, puis appela le prochain Mécène à se présenter. Plusieurs prestations s’enchaînèrent, certaines plus impressionnantes que d’autres. Quelques personnes échouèrent à se transformer complètement, mais la plupart reçurent de bruyantes acclamation.
    Il ne restait plus qu’un Mécène derrière la scène, pourtant ce fut un Maître qui se monta les marches et vint saluer le public. Devant cet événements inattendu, l’Auguste de redressa dans son siège et fronça les sourcils. Arcane l’interrogea du regard, mais elle ne put lui donner de réponse.

    « Mais qu’est-ce qu’elle fait ? » murmura-t-elle.

       Des chuchotements d'incompréhension commencèrent à parcourir la masse de spectateurs à ses pieds. Le Maître, loin de se soucier du chahut qu’elle avait provoqué, leva les bras et intima tout le monde à se taire.

    « Chers Mécènes, chers Maîtres. Nous avons assisté ce soir à beaucoup de prestations remarquables. Nous avons sans nul doute beaucoup jeunes talents parmi nous ce soir. » Elle applaudit comme l’Auguste l’avait fait plus tôt dans la soirée, et l’assemblée se joint à elle avec hésitation. « Permettez-moi à présent de vous présenter la plus brillante de nos nouveaux Mécènes, celle qui a surprit tous ses éducateurs, celle qui a sidéré tous ses camarades, celle qui nous a tous impressionné durant son Initiation. Celle qui mérite tout notre respect et notre admiration. Laissez-moi vous présenter... Ma fille. Leonil. »

       Elle tendit fièrement son bras vers la jeune demoiselle qui la rejoignait sur scène timidement. Elle la serra dans ses bras devant les acclamations timides de l’assemblée, puis lui laissa le champs libre. Arcane sentit sa mère se raidir près d’elle. Du coin de l’œil elle vit son poing se serrer, mais elle garda le silence, le visage aussi détendu et neutre que d’habitude.

       La musique reprit et Leonil se mit en position et ferma les yeux. Le temps sembla se figer, Arcane eut l’étrange impression que cette prestation n’aurait rien à voir avec les autres. Le rythme était plus lent, et bien qu’elle n’ait pas encore fait un seul geste, la jeune fille arborait une posture gracieuse qu’on ne lui connaissait pas. Pour la première fois, la jeune Initiée remarqua la magnifique cascade de cheveux rouges qui lui parcourait les épaules, lui donnant un air sauvage et féroce. Rien à voir avec la peste avec qui elle s’était fâché il y a quelques jours. A présent passionnée par le spectacle qu’elle offrait, Arcane n’osait presque plus respirer.

       Leonil ouvrit ses paupières.

       Ses pupilles étaient d’un vert transcendant, elles semblaient percer l’obscurité du soir et contempler ce qu’il se passait à l’autre bout de la ville. Elle leva les yeux et les bras vers le ciel. Alors que l’on pensait assister à une nouvelle danse, la jeune fille aux cheveux rouges laissa échapper un chant cristallin, et accompagna les instruments d’une mélodie étourdissante. Sa voix résonnait extraordinairement dans la cour, et les vibrations de son chant firent frémir son audience. Au bout d’un moment, même les musiciens s’arrêtèrent pour l’entendre chanter. Elle ne bougeait que peu, mais chacun de ses gestes était empli d’une grâce et d’une force monumentale. Alors qu’elle entamait une dernière fois le refrain, elle plaqua ses mains au creux de sa poitrine, et se replia sur elle-même. Ce n’est que lorsqu’elle expulsa sa dernière note qu’elle se déplia complètement, dévoilant deux immenses ailes à la place des bras. Et tandis qu’elle tenait la note, la faisant émaner de sa gorge devenue rouge, son corps se mua lentement en peau de plumes. Lorsqu’elle acheva son chant, personne ne dit mot. Le silence parut bien lourd, et la femme-oiseau dévisagea le public avec appréhension. Mais alors qu’elle pensait sa prestation raté, une tempête d’acclamations la fit sursauter, et quelques personnes montèrent même sur la scène pour venir la féliciter et l’acclamer. Devant ce spectacle émouvant, Arcane commença à applaudir à son tour. Sa mère l’arrêta en posant ses mains sur les siennes, d’un regard sévère, mais ne dit rien. Leonil, descendant enfin de scène, paraissait émue aux larmes, elle recevait plus d’attention qu’elle n’en avait jamais eu dans sa vie. En voyant cela, Arcane était partagée entre l’admiration et la jalousie. 

       Elle se fit resservir un verre de Varhosie dont elle bu une grande gorgée, et s’en alla à la rencontre de sa camarade, que les invités commençaient enfin à laisser respirer. Arrivée à son niveau, elle ouvrit la bouche pour parler, mais ne sut que dire. Sa camarade la regarda avec méfiance, comme si elle s’attendait à une moquerie.

       Plutôt que chercher quoi dire, Arcane lui tendit sa coupe.

    « Tu dois avoir soif, après une telle démonstration. »

       La jeune fille aux cheveux rouges prit la coupe avec hésitation.

    « Tu sais ce qu’on dit à propos de partager la même coupe, non ? »

    « Que l’on peut lire dans les pensées de l’autre, oui. »

       Arcane lui adressa son plus beau sourire.

    « Justement, j’ai très envie que tu saches ce que je pense. Parce que je n’arrive pas à mettre les mots dessus pour le moment. »

       Leonil accepta l’invitation et finit le verre en ne détachant pas ses grands yeux verts de sa camarade. Lorsqu’elle eu fini, ses pommettes devinrent aussi rouges que ses cheveux, et elle rendit la coupe en balbutiant.

    « M-merci beaucoup. »

       Une ombre vint se poser sur elles, et un main agrippa Arcane pour l’emmener plus loin. Lorsqu’elles furent hors de portée de voix, sa mère lui dit tout bas.

    « Ne t’approche pas d’elle. N’as-tu pas compris ce qu’il vient de se passer ? »

       Arcane la regarda avec stupéfaction, incapable de répondre.

    « Tu n’es encore qu’une enfant, tu ne vois pas ce genre de chose... » continua t-elle, toujours sous le regard incrédule de sa fille. « Ce Maître, Leelotis, elle tente de voler ta place pour la donner à sa fille ! Si on les laisse faire, cette Leonil pourrait être le prochain Auguste ! »

    « Mais c’est impossible ! » Protesta Arcane « Le titre ne se transmet que de mère en fille ! »

       Elaphe émit un grognement.

    « De la mère à sa fille aînée. »

       Arcane resta pétrifiée sur place. Quelqu’un d’autre pouvait prendre sa place ? Comment cela pouvait-il être possible ? Alors qu’elle rassemblait ses idées sur la question, sa mère ajouta.

    « L’Ordre n’a jamais été une démocratie. Mais aux yeux des autres, tu n’es pas beaucoup plus légitime qu’elle à me succéder. Je n’imaginais pas que cela pourrait arriver mais... Cette vipère a mis sa fille sur ta route. A présent tu as de la concurrence. »

       Elle commença à s’éloigner, et avant d’être hors de portée de voix, elle conclut.

    « Fais en sorte que l'on t’aime plus qu’elle. » Elle quitta la Consécration sans se retourner et ne revint pas de toute la soirée.

       Arcane resta là, à ne savoir quoi faire pendant au moins cinq minutes. Lorsque quelqu’un la bouscula par mégarde, elle se rendit compte que les musiciens jouaient à nouveau et qu’elle était plantée en plein milieu de la piste de danse. Les Mécènes autour d’elle se trémoussaient joyeusement, l’esprit légèrement embrumé par la Varhosie.

       Elle s’en alla à son tour, mais contrairement à sa mère, elle préféra aller s’isoler sur le chemin de ronde. Là, quelques gardes faisaient leurs rondes, mais personne ne lui prêta attention. Elle s’assit dans un escalier d’où elle pouvait voir les larges étendues qui entouraient le bâtiment de l’Ordre et, au loin, la ville d’Ametis qui scintillait dans la nuit.

       Elle prit une grande bouffée d’air. Qu’allait-elle faire à présent ? Elle pensait aux évènements de ces derniers jours. La mission que lui avaient subitement attribué les Maîtres -maintenant elle comprenait mieux leur but en lui donnant une tâche impossible à accomplir-, le Prince et ses états d’âmes, qui peut-être ne trouverait jamais son Totem peu importe ses efforts, et maintenant la concurrence pour la place d’Auguste. Elle avait l’impression de nager à contre-courant dans une rivière sans fond. Et elle commençait à se noyer.

       Elle se força à respirer profondément malgré son envie de craquer. Pourquoi est-ce que tout cela lui arrivait à elle ? Plus elle y pensait, plus elle en voulait à Luanee d’être partie. Et plus elle l’enviait.

       Elle prit sa tête entre ses mains et ferma les yeux, luttant contre l’envie de pleurer. Si elle versait la moindre larme, c’était fini, elle perdrait complètement son sang-froid.

       Elle serra les poings de toutes ses forces.

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