• Chapitre 8 (partie 3)

    « Altar Palasis. »

       Le jeune homme s’avança et ôta son écharpe devant le publique silencieux. Une musique plus rythmée commença au bas de la scène, les Mécènes avaient repris leurs instruments et jouaient à présent au rythme du garçon, de manière à accompagner sa prestation. Celui-ci retira adroitement sa veste de costume, et la posa à ses pieds. Quelques exclamations de stupeur se firent entendre dans le publique devant le jeune Mécène qu’il était à présent les bras et le cou nus. Sans se préoccuper de son manque de pudeur, il commença à tourner sur lui même, ondulant des bras et du torse au rythme de la musique. Au début, Arcane ne vit rien de particulier dans ce spectacle dénudé, mais alors qu’il entamait un nouveau tour sur lui-même, un éclat de lumière sembla se refléter sur sa peau. La foule eut une exclamation de surprise, et la jeune fille plissa les yeux pour mieux voir. Un nouveau scintillement parsema la peau du garçon, tandis que sa peau se fissura comme de la terre sèche, son teint devint sombre avec des tâches jaunes et vertes. Les cercles qui recouvraient ses bras et son visage se firent plus distincts et à présent on pouvait deviner que sa peau s’était changée en écailles. Elles paraissaient aussi dure que du bois, pourtant il continuait à onduler comme s’il n’était recouvert que de soie. Il cessa finalement de bouger, et tout le monde put admirer sa peau couverte de plaques osseuses. Alors que la foule pensait que la prestation était terminée, il ouvrit les yeux devenus jaunes pour découvrir ses pupilles sombres en fentes verticales. Il resta immobile un moment, contemplant le public comme un prédateur devant sa proie. Et soudain, alors que les musiciens firent sursauter l’assemblée avec une détonation terrifiante, il se jeta à terre et ouvrit une gueule gigantesque, remplie de crocs acérés. Ses bras et ses jambes s’étaient transformés en pattes courtes et griffues, et derrière lui une longue queue reptilienne se balança férocement. Un tonnerre d’applaudissement s’éleva devant lui, tandis qui se redressait et reprenait sa forme originelle. Il se rhabilla maladroitement, les joues rouges d’embarras et salua plusieurs fois l’audience avant de se retirer.

       Dans le coin de la scène, le Maître agita sa plume sur son registre et inscrivit le nom du garçon et la nature de son Totem, puis appela le prochain Mécène à se présenter. Plusieurs prestations s’enchaînèrent, certaines plus impressionnantes que d’autres. Quelques personnes échouèrent à se transformer complètement, mais la plupart reçurent de bruyantes acclamation.
    Il ne restait plus qu’un Mécène derrière la scène, pourtant ce fut un Maître qui se monta les marches et vint saluer le public. Devant cet événements inattendu, l’Auguste de redressa dans son siège et fronça les sourcils. Arcane l’interrogea du regard, mais elle ne put lui donner de réponse.

    « Mais qu’est-ce qu’elle fait ? » murmura-t-elle.

       Des chuchotements d'incompréhension commencèrent à parcourir la masse de spectateurs à ses pieds. Le Maître, loin de se soucier du chahut qu’elle avait provoqué, leva les bras et intima tout le monde à se taire.

    « Chers Mécènes, chers Maîtres. Nous avons assisté ce soir à beaucoup de prestations remarquables. Nous avons sans nul doute beaucoup jeunes talents parmi nous ce soir. » Elle applaudit comme l’Auguste l’avait fait plus tôt dans la soirée, et l’assemblée se joint à elle avec hésitation. « Permettez-moi à présent de vous présenter la plus brillante de nos nouveaux Mécènes, celle qui a surprit tous ses éducateurs, celle qui a sidéré tous ses camarades, celle qui nous a tous impressionné durant son Initiation. Celle qui mérite tout notre respect et notre admiration. Laissez-moi vous présenter... Ma fille. Leonil. »

       Elle tendit fièrement son bras vers la jeune demoiselle qui la rejoignait sur scène timidement. Elle la serra dans ses bras devant les acclamations timides de l’assemblée, puis lui laissa le champs libre. Arcane sentit sa mère se raidir près d’elle. Du coin de l’œil elle vit son poing se serrer, mais elle garda le silence, le visage aussi détendu et neutre que d’habitude.

       La musique reprit et Leonil se mit en position et ferma les yeux. Le temps sembla se figer, Arcane eut l’étrange impression que cette prestation n’aurait rien à voir avec les autres. Le rythme était plus lent, et bien qu’elle n’ait pas encore fait un seul geste, la jeune fille arborait une posture gracieuse qu’on ne lui connaissait pas. Pour la première fois, la jeune Initiée remarqua la magnifique cascade de cheveux rouges qui lui parcourait les épaules, lui donnant un air sauvage et féroce. Rien à voir avec la peste avec qui elle s’était fâché il y a quelques jours. A présent passionnée par le spectacle qu’elle offrait, Arcane n’osait presque plus respirer.

       Leonil ouvrit ses paupières.

       Ses pupilles étaient d’un vert transcendant, elles semblaient percer l’obscurité du soir et contempler ce qu’il se passait à l’autre bout de la ville. Elle leva les yeux et les bras vers le ciel. Alors que l’on pensait assister à une nouvelle danse, la jeune fille aux cheveux rouges laissa échapper un chant cristallin, et accompagna les instruments d’une mélodie étourdissante. Sa voix résonnait extraordinairement dans la cour, et les vibrations de son chant firent frémir son audience. Au bout d’un moment, même les musiciens s’arrêtèrent pour l’entendre chanter. Elle ne bougeait que peu, mais chacun de ses gestes était empli d’une grâce et d’une force monumentale. Alors qu’elle entamait une dernière fois le refrain, elle plaqua ses mains au creux de sa poitrine, et se replia sur elle-même. Ce n’est que lorsqu’elle expulsa sa dernière note qu’elle se déplia complètement, dévoilant deux immenses ailes à la place des bras. Et tandis qu’elle tenait la note, la faisant émaner de sa gorge devenue rouge, son corps se mua lentement en peau de plumes. Lorsqu’elle acheva son chant, personne ne dit mot. Le silence parut bien lourd, et la femme-oiseau dévisagea le public avec appréhension. Mais alors qu’elle pensait sa prestation raté, une tempête d’acclamations la fit sursauter, et quelques personnes montèrent même sur la scène pour venir la féliciter et l’acclamer. Devant ce spectacle émouvant, Arcane commença à applaudir à son tour. Sa mère l’arrêta en posant ses mains sur les siennes, d’un regard sévère, mais ne dit rien. Leonil, descendant enfin de scène, paraissait émue aux larmes, elle recevait plus d’attention qu’elle n’en avait jamais eu dans sa vie. En voyant cela, Arcane était partagée entre l’admiration et la jalousie. 

       Elle se fit resservir un verre de Varhosie dont elle bu une grande gorgée, et s’en alla à la rencontre de sa camarade, que les invités commençaient enfin à laisser respirer. Arrivée à son niveau, elle ouvrit la bouche pour parler, mais ne sut que dire. Sa camarade la regarda avec méfiance, comme si elle s’attendait à une moquerie.

       Plutôt que chercher quoi dire, Arcane lui tendit sa coupe.

    « Tu dois avoir soif, après une telle démonstration. »

       La jeune fille aux cheveux rouges prit la coupe avec hésitation.

    « Tu sais ce qu’on dit à propos de partager la même coupe, non ? »

    « Que l’on peut lire dans les pensées de l’autre, oui. »

       Arcane lui adressa son plus beau sourire.

    « Justement, j’ai très envie que tu saches ce que je pense. Parce que je n’arrive pas à mettre les mots dessus pour le moment. »

       Leonil accepta l’invitation et finit le verre en ne détachant pas ses grands yeux verts de sa camarade. Lorsqu’elle eu fini, ses pommettes devinrent aussi rouges que ses cheveux, et elle rendit la coupe en balbutiant.

    « M-merci beaucoup. »

       Une ombre vint se poser sur elles, et un main agrippa Arcane pour l’emmener plus loin. Lorsqu’elles furent hors de portée de voix, sa mère lui dit tout bas.

    « Ne t’approche pas d’elle. N’as-tu pas compris ce qu’il vient de se passer ? »

       Arcane la regarda avec stupéfaction, incapable de répondre.

    « Tu n’es encore qu’une enfant, tu ne vois pas ce genre de chose... » continua t-elle, toujours sous le regard incrédule de sa fille. « Ce Maître, Leelotis, elle tente de voler ta place pour la donner à sa fille ! Si on les laisse faire, cette Leonil pourrait être le prochain Auguste ! »

    « Mais c’est impossible ! » Protesta Arcane « Le titre ne se transmet que de mère en fille ! »

       Elaphe émit un grognement.

    « De la mère à sa fille aînée. »

       Arcane resta pétrifiée sur place. Quelqu’un d’autre pouvait prendre sa place ? Comment cela pouvait-il être possible ? Alors qu’elle rassemblait ses idées sur la question, sa mère ajouta.

    « L’Ordre n’a jamais été une démocratie. Mais aux yeux des autres, tu n’es pas beaucoup plus légitime qu’elle à me succéder. Je n’imaginais pas que cela pourrait arriver mais... Cette vipère a mis sa fille sur ta route. A présent tu as de la concurrence. »

       Elle commença à s’éloigner, et avant d’être hors de portée de voix, elle conclut.

    « Fais en sorte que l'on t’aime plus qu’elle. » Elle quitta la Consécration sans se retourner et ne revint pas de toute la soirée.

       Arcane resta là, à ne savoir quoi faire pendant au moins cinq minutes. Lorsque quelqu’un la bouscula par mégarde, elle se rendit compte que les musiciens jouaient à nouveau et qu’elle était plantée en plein milieu de la piste de danse. Les Mécènes autour d’elle se trémoussaient joyeusement, l’esprit légèrement embrumé par la Varhosie.

       Elle s’en alla à son tour, mais contrairement à sa mère, elle préféra aller s’isoler sur le chemin de ronde. Là, quelques gardes faisaient leurs rondes, mais personne ne lui prêta attention. Elle s’assit dans un escalier d’où elle pouvait voir les larges étendues qui entouraient le bâtiment de l’Ordre et, au loin, la ville d’Ametis qui scintillait dans la nuit.

       Elle prit une grande bouffée d’air. Qu’allait-elle faire à présent ? Elle pensait aux évènements de ces derniers jours. La mission que lui avaient subitement attribué les Maîtres -maintenant elle comprenait mieux leur but en lui donnant une tâche impossible à accomplir-, le Prince et ses états d’âmes, qui peut-être ne trouverait jamais son Totem peu importe ses efforts, et maintenant la concurrence pour la place d’Auguste. Elle avait l’impression de nager à contre-courant dans une rivière sans fond. Et elle commençait à se noyer.

       Elle se força à respirer profondément malgré son envie de craquer. Pourquoi est-ce que tout cela lui arrivait à elle ? Plus elle y pensait, plus elle en voulait à Luanee d’être partie. Et plus elle l’enviait.

       Elle prit sa tête entre ses mains et ferma les yeux, luttant contre l’envie de pleurer. Si elle versait la moindre larme, c’était fini, elle perdrait complètement son sang-froid.

       Elle serra les poings de toutes ses forces.

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